Enquêtes généalogiques au Missouri et en Illinois #3 : les souvenirs de George Weaver sur Florissant, la nation Osage et les Français

Paul Sableman, Creative Commons Attribution 2.0 Generic License.

Il y a plus de trois ans, lorsque j’étais à Saint Louis, j’en ai profité pour visiter le Missouri History Museum Library & Research Center où j’ai pu me consacrer à mes recherches durant deux journées entières sur les Tourville, bien sûr, mais également sur le couple Roussel/Fasnacht et la famille Caillou dont vous pouvez suivre les péripéties sur ce blogue.

C’était littéralement Diane au pays des merveilles! J’y ai visionné des microfilms, consulté des livres, registres et contrats de l’époque française. J’ai passé en revue tous les dossiers qui touchaient de près ou de loin la ville de Florissant — aujourd’hui, une banlieue de Saint Louis — où certains Tourville ont d’ailleurs vécu de la fin du XVIIIe au milieu du XIXe siècle.

Alors que j’étais plongée dans un dossier, je tombe sur un document qui pique aussitôt ma curiosité. Datant de 1911, il s’agit du témoignage d’un homme âgé de 86 ans venu vivre à Florissant en 1829 à l’âge de 4 ans (il est décédé peu après cette entrevue).

Ses observations sont toujours — soulignons-le — d’un mépris à peine voilé et exprimées sans fausse pudeur à l’égard des Français et de la nation Osage. En cela, elles reflètent évidemment la mentalité de l’époque. Vous ne serez pas surpris que ce document ait attiré mon attention. Voici donc ce témoignage:

Un vieux monsieur âgé de 86 ans, vivant à Florissant dans le comté de Saint Louis, se remémore l’époque où ce village était un simple établissement se démenant loin de tout et dont les habitants — à l’exception de quelques Américains — étaient tous français, et que les Indiens Osage, vivant alors aux abords de la rivière Missouri, venaient au village pour faire du troc. C’est George Weaver, originaire du Kentucky, arrivé à Florissant en 1829, et qui y vit depuis.
Chez lui, l’autre jour, assis sous le porche, M. Weaver, se faisant nostalgique, se mit à évoquer plusieurs faits intéressants survenus à l’époque où Florissant était français. Écoutons-le:

« Je suis né au Kentucky en 1825 et je suis arrivé à Saint Louis à l’âge de 4 ans avec mes parents. Après un court séjour à Saint Louis, durant lequel mon père a travaillé comme cocher, la famille est venue à Florissant.

« La campagne ici autour consistait en une vaste étendue boisée et broussailleuse. Des noisetiers, des pommetiers ainsi que des pruniers poussaient à profusion, et le sous-bois était dense. Il y avait quantité de chevreuils, de cailles, de canards et d’oies; les petits animaux à fourrure étaient nombreux. Les ours avaient pratiquement disparu. C’était un paradis pour les chasseurs — d’ailleurs, c’était principalement pour cette raison que les Français, qui étaient très dépensiers, s’y étaient installés. Le matin, ils partaient se balader, leurs fusils sur l’épaule et un chien de chasse sur les talons, en quête de gibier, au grand détriment de leurs récoltes. Ils étaient d’excellents joueurs et adoraient tous les types de sports. Les courses de chevaux sur la route principale de la ville étaient fréquentes. Parlant de ces Français et de leur peu d’empressement au travail, je me souviens d’un incident survenu ici dans les années quarante.

« Quand la ville a été incorporée en 1844, tous les fils de pionniers ont reçu une terre de 40 acres située dans la communauté. Il y avait un type appelé Sam Bellville qui, une fois ses 40 acres acquis, a vendu sa terre à Francois St-Cin — s’épargnant ainsi d’avoir à la cultiver — pour une jument grisonnante, une selle, un habit en denim fait maison et 10 $ en argent comptant. J’ai aidé St-Cin à débroussailler sa terre et j’ai ensuite labouré le sol avec l’aide du boeuf. De manière générale dans le temps, les boeufs étaient utilisés pour les labours. Il y avait un Allemand nommé Heffner, un fabricant de charrettes, qui faisait toutes les charrues utilisées dans le voisinage. À l’exception du soc, elles étaient entièrement faites en bois et à la main. En passant, le dénommé Heffner était le seul Allemand de Florissant dans ce temps-là. Toutes les charrettes utilisées étaient faites en bois et avaient seulement deux roues; ils les appelaient « charettes » [sic] [Note: en français dans le texte].

« Je me rappelle, alors que j’étais un jeune garçon d’environ une douzaine d’années, avoir vu les Indiens Osage venir faire du troc ici, parés de tous leurs atours, avec un dénommé Deshetre qui tenait un comptoir d’échange. Ils arrivaient depuis les abords de la rivière Missouri près de l’embouchure de la Osage où ils vivaient, faire du troc pour se procurer des perles pour décorer leurs mocassins, de la toile de calicot pour leurs robes, du tissu pour leurs pagnes, et enfin — et surtout — du whiskey. N’eût été la loi qui interdisait la vente de whiskey aux Indiens, les Osages seraient devenus extrêmement pauvres. Malgré la prohibition, Deshetre parvenait pourtant à leur en fournir de petites quantités. Je crois que ces vieux Indiens auraient été jusqu’à échanger squaws et enfants pour du whiskey. Ils campaient habituellement près d’ici pendant quelques jours, venaient chercher ce qu’ils voulaient auprès de Deshetre et retournaient chez eux —, car s’ils s’avisaient de rester, les Français s’emploieraient à les chasser et ça aurait causé du grabuge.

« Ce qu’on cultivait principalement dans ce temps-là, c’était les pommes de terre, le maïs et le trèfle; quelques-uns des colons possédaient du bétail — mais pas beaucoup — et si bétail il y avait, on le voyait gambader en toute liberté dans la campagne. Un Français nommé Pachin exploitait une distillerie pas loin d’ici, au bord de la rivière Missouri. L’endroit était grand et avait été construit adossé à la falaise. Après chaque moisson, les gens autour d’ici transportaient leur dernière cargaison de maïs à la distillerie pour l’échanger contre du whiskey. Pour chaque boisseau de maïs, ils obtenaient un gallon de whiskey. Le whiskey valait environ 15 cents le gallon.

« La plupart des maisons à Florissant étaient des cabanes en rondins et étaient habituellement petites. En revanche, le juge Bryan Mullanphy avait bâti une maison de sept pièces. À l’origine, elle avait été construite en vue de servir de fort au cas où les Indiens devenaient trop turbulents. Il est assez déplorable qu’on ait laissé cette ancienne maison tomber en ruines; elle était très bien construite et aurait dû très certainement être préservée.

« L’instruction n’était pas très courante à l’époque pour la simple raison que les instituteurs étaient rares. Pour leur part, les Français étaient ignorants et, de toute évidence, ils ne considéraient pas l’éducation comme une nécessité. À mon avis, il y aurait eu plus d’instituteurs si on avait mis en place les mesures incitatives appropriées. Les instituteurs gagnaient 1 $ par mois pour chaque élève fréquentant l’école et c’est à peine si on comptait 40 élèves. Nous allions à l’école à peu près trois mois par année. La qualité des instituteurs laissait à désirer, autant moralement, qu’intellectuellement. Je me souviens, une fois, alors que j’allais à l’école, nous étions tous rassemblés à attendre que le maître vienne déverrouiller la porte de l’école. On a attendu et attendu. Finalement, le shérif est arrivé et nous a annoncé « les enfants, vous feriez mieux de rentrer à la maison; il n’y aura pas d’école. Nous sommes à la poursuite de l’instituteur et il s’est enfui. » La nouvelle s’est répandue plus tard qu’il avait commis une grave infraction dans quelque localité éloignée et que les autorités étaient sur sa piste. »

Frederic E. Voelkin

Saint Louis, Missouri
23 août 1911

[Traduction de l’anglais : Danielle Tourville]